« Refuser de parvenir »

Dans son dernier ouvrage, Mieux vaut couler en beauté que flotter sans grâce, Corinne Morel-Darleux fait sienne la théorie de l’effondrement et revient sur l’évolution de sa conception du combat politique, estimant que la priorité ne doit plus être donnée à la lutte sur le terrain électoral mais à une forme d’activisme proche de celui pratiqué dans les pays anglo-saxons ou dans des organisations qui en émanent et ont essaimé en France, comme Extinction Rebellion, la condition première étant alors un « refus de parvenir » qui éloigne définitivement de toute compétition politique et d’ambition institutionnelle, concept associé au fondement de la pensée anarchiste et dont s’est longtemps réclamé le syndicalisme ouvrier révolutionnaire.

Si nous continuons pour notre part à penser qu’il est crucial d’investir le jeu électoral et que l’aspect institutionnel n’implique pas nécessairement l’abandon définitif d’une composante révolutionnaire, il est intéressant de se pencher sur un pan peu connu de la pensée libertaire qui permet de poser de façon originale la question de la morale en politique. Le CIRA (Centre International de Recherche sur l’Anarchisme) de Lausanne, le fonds documentaire anarchiste le plus riche d’Europe, a édité chez Nada Éditions il y a trois ans un ouvrage collectif consécutif à un cycle de discussions qui propose de faire le tour de la notion à travers une approche à la fois théorique et pratique, mélange de textes d’auteurs « classiques » de l’anarchisme (Reclus, Goldman, Bakounine), de témoignages de militants et d’entretiens avec des acteurs « engagés » du milieu culturel et associatif francophone. Le chapitre d’introduction fait la part belle à la théorisation du refus de parvenir par Albert Thierry, proche du syndicalisme révolutionnaire, au tournant des XIXe et XXe siècles (même si la première référence recensée à ce jour se trouve dans les textes d’Élisée Reclus), sa vie même étant à ce titre emblématique : issu d’un milieu très modeste, brillant étudiant reçu major de l’École Normale Supérieure de Saint Cloud et promis à une carrière universitaire, il choisit sciemment de devenir instituteur en école primaire supérieure (années d’enseignement faisant à l’époque suite à l’école élémentaire et au passage du certificat d’étude, constituant un moyen d’ « élévation sociale » pour les classes populaires tandis que le lycée reste alors réservé aux enfants de la bourgeoisie) afin de rester au plus près de sa classe sociale d’origine et d’en servir les intérêts. L’enjeu réside dans le refus de la part de l’ouvrier de rejoindre la classe des bourgeois en s’élevant socialement, et d’exercer à son tour une domination sur ses semblables. La compétition comme mode de relation à l’autre, parfois justifiée par des références aux lois supposées de la Nature et notamment au darwinisme, est abandonnée au profit de la coopération et de l’entraide, comme théorisé par Kropotkine.

En voilà un qui n’avait pas lu Kropotkine…

Le refus de parvenir s’illustre donc sous l’influence des syndicats ouvriers du début du siècle prioritairement dans le cadre professionnel par le refus de la promotion et le renoncement à « faire carrière », mais doit s’étendre en tant qu’éthique de vie à l’ensemble de l’existence : ainsi se pose la question d’une éducation conçue en dehors de la compétition scolaire, et de l’école comme « ascenseur social » et matériau de la méritocratie républicaine (largement questionnée dans l’ouvrage), en tant qu’outil d’émancipation avec une large part laissée à la pédagogie et à l’autoformation ouvrière soutenue par le réseau des Bourses du Travail à la fin du XIXe siècle ; un rapport à la culture pour elle-même et non pour les marqueurs sociaux de l’élite qu’elle permet d’acquérir ; le refus des hiérarchies militantes à l’intérieur des organisations politiques, la critique du militant permanent et de la figure du leader, ou encore de l’avant-garde éclairée. Des témoignages d’ouvriers syndicalistes lyonnais recueillis dans les années 70 met ainsi en évidence le mépris dans lequel était tenu Ambroise Croizat, ouvrier métallurgiste père de la Sécurité sociale et devenu ministre, dans les milieux anarchistes locaux. Le précepte de vie du « non-parvenu » ne saurait cependant se résumer à une recherche constante de l’échec (ou de son prétexte) ou à la réalisation d’un sacrifice permanent de tout plaisir et de toute réussite (« Ce n’est ni refuser d’agir ni refuser de vivre, c’est refuser de vivre et d’agir pour soi et aux fins de soi », écrit Albert Thierry). Si ascension sociale il doit y avoir, elle conserve un caractère obligatoirement collectif et si l’excellence est recherchée, c’est à condition qu’elle profite à l’ensemble de la classe ouvrière, comme le résume la formulation d’Elisée Reclus : «Tant que notre triomphe ne sera pas en même temps celui de tous, ayons la chance de ne jamais réussir».

L’ouvrage aborde également la question du transfuge de classe, d’abord à travers l’enfant d’ouvriers passé à la bourgeoisie, qui ne parvient jamais à s’y sentir tout à fait à l’aise mais pour lequel, considéré par ses anciens pairs comme un étranger ou un traître, il est impossible de « retourner d’ où il vient », cas dont l’ouvrage relativement récent du sociologue et philosophe Didier Éribon, Retour à Reims, constitue une parfaire illustration. Dans le témoignage qu’il livre aux membres du CIRA, un jeune suédois d’origine très modeste, ayant effectué des études à l’université aux côtés des enfants de la classe moyenne et de la petite bourgeoisie libérale de gauche, raconte la décalage qu’il ressent encore malgré l’acquisition au fil des années des codes des dominants, tout en notant la récupération par ces mêmes dominants de quelques symboles du patrimoine ouvrier, persuadés d’ainsi légitimer leur appartenance à la «gauche» politique. Et de souligner qu’ici encore l’asymétrie ne fait que rendre plus palpable l’injustice : l’élite peut choisir de jouer aux prolétaires quelques temps mais dispose toujours d’un billet retour lorsqu’elle se lasse ; le prolétaire, lui, est assigné à sa condition et ne peut s’en extraire qu’au prix d’un douloureux arrachement. Le point certainement le plus intéressant du recueil concerne la figure inverse, celle du déclassé, dominant paupérisé comme la figure ambiguë de l’ « intellectuel prolétaire » évoqué par Emma Goldman dans un texte de 1914, ou celle du dominant qui prend fait et cause pour le peuple, à l’image de Bakounine issu de la petite aristocratie terrienne russe et qui renonce à la vie qui lui était tracée pour épouser la cause ouvrière. C’est à cette lumière aussi que peut s’expliquer la critique que Bakounine fera du concept de lutte des classes de Marx, souhaitant une dissolution des classes dans le processus révolutionnaire plutôt que de confier cette tâche historique à la seule classe ouvrière. Il s’agit pour ces transfuges-ci de « rejoindre » le peuple, et de mettre son patrimoine et ses facilités au service de l’entreprise révolutionnaire, comme ce fut le cas du militant anarchiste Carlo Cafiero (1846-1892), fils de propriétaires terriens du sud de l’Italie qui investit sa fortune dans la cause révolutionnaire.

À l’approche des élections municipales, et alors que les partis et forces politiques qui n’ont eu de cesse d’agir au service des riches et des puissants contre l’intérêt général – tout en se réclamant de l’héritage du combat révolutionnaire – se réfugient derrière une opportune citoyenneté spontanée et fourre-tout, il est fort à propos de s’interroger sur l’exigence d’une morale libertaire de la réussite qui privilégie les moyens choisis aux fins décrétées, et qui rappelle salutairement qu’il ne peut y avoir d’émancipation que collective. À l’heure où la course aux postes et aux positions justifie une myriade de mariages entre carpes et lapins, rappelons qu’avant de trahir, il est encore temps de renoncer.

Refuser de parvenir. Idées et pratiques., recueil coordonné par le CIRA Lausanne, Éditions Nada, 2016, 300 p.

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