Les morts sont des citoyens comme les autres

La mort, objet politique

Les morts ont généralement le mauvais goût de ne pas voter, hormis dans quelques localités où leur excès de civisme leur a parfois valu de défrayer la chronique. Mais un corps civique se définit aussi par son rapport à « ses » morts, et à « la » mort. Comme l’enfance, l’âge ou la maladie, la mort est aussi un état social, elle crée des obligations et des liens, est associée à des pratiques porteuses de valeurs. Les vivants sont obligés envers les morts comme les adultes envers les enfants ou les valides envers les malades : c’est à cette aune-là qu’on mesure aussi la part d’humanité d’un groupe. L’organisation des mœurs civiles, qui trouve notamment à s’incarner dans l’état civil, incombe à la République, à plus forte raison sous un régime laïque, qui fait du maire le premier officier d’état civil de sa commune. Pour que la République soit universelle à l’intérieur, c’est-à-dire pour qu’elle réalise l’égale liberté des citoyens sous les lois qu’ils se sont eux-mêmes dones, il faut que la mort, comme la naissance, l’enfance, la maladie et l’âge, soit du ressort de la collectivité politique. C’est ce qui a conduit le législateur, en 1905, à achever la laïcisation des cimetières en mettant fin à la pratique des carrés confessionnels. Dès l’année précédente, le Parlement avait institué le monopole municipal sur les pompes funèbres.

La « Tombe aux Mains » de Ruremonde, symbole de la mort à l’âge de la ségrégation confessionnelle.

Marchands de mort

À bien des égards, ce monopole a toujours été fictif, car les communes ont toujours eu la possibilité de ne pas se doter de régies municipales de pompes funèbres et de procéder à une concession ou une délégation de leur monopole à une entreprise privée, le plus souvent les Pompes Funèbres Générales, créées en 1844 et historiquement liées à la Lyonnaise des Eaux. Cela nous rappelle au passage l’importance de la différence entre « service public » et « opérateur public ». Mais même dans ce cas, il n’y avait qu’un opérateur de pompes funèbres par commune, et ses activités étaient encadrées par la collectivité. En 1993, la loi a mis fin à ce principe de monopole communal, et au 1er janvier 1998, toutes les communes de France avaient basculé vers un régime de concurrence, même si certaines régies municipales ont été maintenues, voire peuvent encore être créées. Les PFG restent leaders du marché, mais deux autres géants ont émergé : « Le choix funéraire », dont le nom dit finalement bien l’adhésion au principe de concurrence, et « Roc-Eclerc », dont on se contentera de relever qu’il a été créé par le groupe de supermarchés Edouard Leclerc. Comme toujours lorsqu’un service public est démantelé, les associations de consommateurs et la presse se sont vite fait l’écho d’une hausse des tarifs, parfois dissimulée derrière une augmentation des « services » et « prestations » plus ou moins utiles et plus ou moins consentis par les clients. Car malgré les devantures sirupeuses des marchands de mort, il n’y a plus guère d’ « usagers », mais bien des clients, à qui on propose diverses gammes de services. Les personnes âgées, surtout isolées, sont ciblées par des publicités dans la télévision ou la presse magazine, qui les invitent à souscrire des contrats obsèques auprès d’assureurs, lesquels assureurs sont eux-mêmes souvent associés à un des grands opérateurs de pompes funèbres. L’opération ressemble finalement souvent beaucoup à du rabattage de clients pour les pompes funèbres et à un partage des bénéfices avec les assureurs, au détriment du futur mort, qui se révèle souvent financièrement perdant.

L’inégalité économique devant la mort

A l’inverse, les personnes modestes, si elles sont isolées, sont vouées au sort des indigents… sous réserve que la mairie de leur commune de résidence accepte de prendre en charge les frais, ou le rapatriement du corps depuis l’hôpital. Or certaines renâclent, ce qui donne lieu à des situations parfaitement inhumaines. De la même manière, les personnes sans domicile fixe sont parfois traitées en parias jusque dans la mort, et tributaires de l’action d’associations comme Les Morts de la Rue pour avoir des funérailles un tant soit peu dignes.

Croque-mort, par Joseph Stevens (non-daté)

Le marché de la mort n’en finit pas de s’étendre, puisque les municipalités détentrices d’institutions funéraires sont tentées de les privatiser soit pour boucler les fins de mois, soit par indifférence politique : les morts ne votent pas, ils ne consomment pas, ils ne sont pas funs, ni innovants, ni disruptifs, ni rentables. La mort n’est pas à la mode, le deuil n’est pas la couleur préférée du capitalisme ni de l’individualisme libéral, hormis lorsqu’il s’agit de générer du spectacle pour un grand nom. Alors pourquoi s’embarrasser d’un crématorium ? Le marché y pourvoira, comme il pourvoit déjà au grand âge, à la maladie et à la petite enfance. C’est ainsi que Mme Hidalgo, maire de Paris, a par exemple décidé la privatisation du crématorium du Père Lachaise. Là où on ne privatise pas, on n’investit pas. Ainsi, il n’existe que deux crématoriums pour toute l’agglomération bordelaise, dont un seul se trouve sur le territoire de l’intercommunalité dite « Bordeaux Métropole » (à Mérignac – l’autre est à Montussan, sur la rive droite de la Garonne). Visiblement les grands discours sur la « métropole millionnaire », le « développement » et « l’attractivité » s’arrêtent lorsqu’il faut penser à la mort. Peut-être les cohortes de publicitaires, développeurs et autres consultants dont la « métropole » est censée se peupler sont-ils immortels, ou toujours jeunes ?

Républicaniser la mort

Dans ce climat de retrait général de la collectivité, où la nature sociale de l’intime semble devenue impensable autrement que sur le mode du réseau social, de la valorisation individuelle et finalement de la marchandisation du lien sentimental, il y a un enjeu politique à réaffirmer l’urgente nécessité de républicaniser la mort. Cela passe, bien sûr, par la construction de régies municipales et, là où aucune perspective politique communale ne se dessine, par l’encouragement à la constitution d’opérateurs associatifs et coopératifs, et l’adhésion à des associations promouvant les droits, si ce n’est des morts, du moins des futurs morts. Ces dernières associations existent déjà pour qui envisage de se faire incinérer (associations crématistes) mais il n’ont que peu ou pas d’équivalents pour les autres modes de funérailles.

Dans toute l’Europe, les crématistes sont organisés en associations depuis le 19e siècle (ici: logo crématiste allemand)

Mais au-delà de la prise en charge des funérailles et de la réaffirmation de l’existence d’un service public directement géré par la collectivité, ce qui est en jeu dans la républicanisation de la mort, c’est l’égale dignité civique des vivants que les défunts furent avant de trépasser. Cela signifie que l’on ne peut accepter de voir des familles ou des amis obligés de se réunir entre deux tombes à côté du corbillard, de préférence sous la pluie, pour expédier leur dernier adieu à un proche en quelques phrases, sans temps de méditation, sans retour sur la vie du défunt, sans inscription dans une histoire collective. Or c’est bien ce qui se passe pour qui a le mauvais goût de ne pas appartenir à un groupe confessionnel doté d’un lieu pour les cérémonies funéraires, sauf à avoir déniché un « salon funéraire » privé, disponible ce jour-là et relativement proche du cimetière, pour y accueillir les proches, moyennant des espèces sonnantes et trébuchantes bien sûr. C’est pourquoi républicaniser la mort implique aussi de porter la revendication d’obsèques civiles hébergées par la collectivité. Cette revendication est portée de longue date par la Libre-Pensée par exemple.

Obsèques civiles

A minima, il conviendrait d’exiger la mise à disposition, et pour cela le plus souvent la construction, de salles municipales à proximité des cimetières, où les familles pourraient se retrouver pour rendre un dernier hommage au défunt en sa présence, avant l’inhumation. Ici aussi, il faut relever que la situation est souvent moins critique pour qui choisit l’incinération, les crématoriums disposant souvent de locaux de ce type – à condition, bien sûr, de ne pas se trouver dans une situation d’engorgement du crématorium comme c’est souvent le cas. On parle parfois « d’obsèques laïques ». En réalité, il s’agirait là d’obsèques tout court, dans un local fourni par la collectivité, mais dont pourraient profiter non seulement les sceptiques, incroyants et autres relaps, mais aussi les fidèles de religions ou spiritualités peu représentées localement ou privées de local idoine, et même ceux de religions ou Eglises bien établies mais qui, pour quelque raison que ce soit, voudraient se retrouver ailleurs que dans un bâtiment confessionnel.

L’Assemblée Nationale s’est exprimée en faveur de « funérailles républicaines » en 2016. Le projet a été rejeté ensuite par le Sénat.

Obsèques laïques ?

Les obsèques laïques et républicaines représenteraient une étape supplémentaire, comparable soit au baptême républicain, soit au mariage civil, avec cette différence entre baptême et mariage que seul le mariage civil est un véritable acte d’état-civil, qui plus est une condition préalable à toute cérémonie religieuse de « mariage », là où le baptême civil est un rituel républicain largement informel et destiné à ancrer l’arrivée d’un nouveau-né dans la collectivité, à la demande de ses parents. Dans les deux cas, cela signifie qu’un élu de la République assisterait à la cérémonie, y prendrait la parole, et que le rituel serait le même pour toutes et tous, ce qui implique par exemple qu’il soit exclusif de toute référence à une quelconque option spirituelle. Si l’on souhaite franchir ce pas, la cohérence politique voudrait que l’on rende obligatoire ce rappel républicain de l’inscription d’une existence dans la communauté de destin qui fonde la conception de la citoyenneté (en incluant ipso facto la citoyenneté de résidence, celle des habitants de la France se trouvant ne pas être ressortissants nationaux). Cela impliquerait normalement une loi, et donc un cadrage national du rite républicain. La mise en place d’obsèques laïques facultatives s’exposerait au même reproche, au fond, que le baptême républicain, celui d’une optionnalité de la laïcité, voire de la République, placée sur un pied d’égalité avec un rite confessionnel et par là-même en concurrence avec lui même si ces deux rites ne sont pas forcément exclusifs l’un de l’autre. La laïcité n’est pas la pilarisation : il ne s’agit pas de vouloir offrir aux non-croyants une alternative publique aux rites religieux, ce qui entretiendrait le mythe d’une laïcité qui serait foncièrement anti-religieuse.

Pour une politique républicaine de la mort

La laïcité est un double principe d’égale souveraineté et d’égale soumission des particuliers aux lois humaines. Il n’y a donc que deux possibilités pleinement cohérentes de républicanisation du rite funéraire : la libre mise à disposition de salles pour des adieux privés au défunt, indépendamment de toute considération spirituelle, et l’institutionnalisation d’un rite funéraire républicain obligatoire. Mais celui-ci ne saurait du même coup être exclusif d’une cérémonie privée. En conséquence, tandis que la deuxième solution peut faire débat dans la famille politique émancipatrice, la première mesure fait figure d’impératif laïque indépendamment de la réponse accordée à la deuxième question. Elle va de pair, politiquement, avec la (re)mise en place de pompes funèbres publiques municipales sur tout le territoire, et la prise en charge générale des obsèques des personnes pauvres et isolées par la collectivité.

Les morts ne votent pas, non. Mais en République, les morts se définissent d’abord comme ayant été des citoyens-résidents, partie prenante de la vie du corps social et politique. La cohésion d’un corps civique se mesure aussi à sa capacité à apporter une réponse collective et solidaire aux problèmes posés par les modalités de l’existence situées aux marges du type traditionnellement privilégié, celui du citoyen-producteur. La naissance et la mort font ici figure de cas-limites, en même temps qu’elles se prêtent mieux que toutes autres circonstances à réaffirmer l’appartenance de chacun à l’histoire universelle de l’humanité. Arracher la naissance et la mort aux marchands de camelote et au règne de l’inégalité est donc un impératif hautement politique. La citoyenneté sociale se construit jusque dans la tombe.

Professeur Gabuzomeu

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