Flora Tristan est née le 7 avril 1803 à Paris et morte le 14 novembre 1844 à Bordeaux, où elle est enterrée au cimetière de la Chartreuse. Dans la mémoire du mouvement ouvrier français, elle est devenue une figure tutélaire du combat conjoint pour l’émancipation sociale et pour l’émancipation féminine. Cette image méritée est sans doute davantage due à l’amour de la liberté dont elle a témoigné toute sa vie, et de sa résistance à la vindicte masculine, qu’à ses textes qui ne sont finalement plus beaucoup lus. Comme souvent les textes socialistes français des années 1830 et 1840, l’œuvre de Flora Tristan se caractérise souvent par le messianisme un tantinet superficiel et outrancier contre lesquels Marx et Engels, dans le Manifeste du Parti Communiste, ont tiré bon nombre de flèches. Dans le cas de Flora Tristan, ses textes mélangeant le politique, le religieux et l’autobiographique sont parfois très déroutants pour qui les découvre aujourd’hui. Au milieu de cette œuvre dont on se revendique plus qu’on ne la lit, un texte émerge toutefois qui conserve un intérêt majeur: les Promenades dans Londres de 1840, vaste enquête sociale et politique sur la vie urbaine dans l’Angleterre nouvellement industrialisée, et témoignage de première main sur les conditions de vie du prolétariat britannique et les débuts de son organisation politique, cinq ans avant La Situation de la Classe Laborieuse en Angleterre de Friedrich Engels, et qui contient en germe le projet d’unification et d’auto-émancipation de la classe ouvrière que Flora Tristan développe en 1843 dans son ouvrage majeur, l’Union ouvrière. Le travail pionnier de Flora Tristan en 1840 a une valeur intellectuelle majeure, non seulement en tant que témoignage historique d’une grande richesse, mais aussi pour les échos qu’il conserve avec le monde d’aujourd’hui.
Le texte que nous vous présentons est extrait du chapitre 5, « Les Chartistes ». Les Chartistes sont les partisans d’un programme politique, la « Charte Populaire » (People’s Charter, ici nommée « pétition nationale ») de 1834, formulé en réponse aux désillusions croissantes de la classe ouvrière face aux trahisons de la gauche de l’époque, les Whigs (ancêtres de l’actuel parti Libéral-Démocrate britannique). Trois points cristallisent les colères : la casse par les Whigs du système d’aide sociale aux plus pauvres mis en place au début du 17e siècle et qui était devenu indispensable à un grand nombre de prolétaires ; les lois sur les céréales, dues au parti conservateur, qui visaient à pousser à la hausse les prix du blé pour défendre les profits des grands propriétaires fonciers spécialisés dans l’agriculture céréalière, au détriment du pouvoir d’achat des travailleurs ; enfin, le sabordage par les partis de gouvernement de toutes les velléités d’instauration du suffrage universel : la Grande-Bretagne vivait encore à l’époque sous un régime de suffrage censitaire et avec une carte électorale favorisant les propriétaires terriens et les notables. Très vite, le mouvement ouvrier naissant fait de la réforme institutionnelle, et en particulier de la participation des classes populaires aux décisions politiques, l’enjeu central de ses revendications. C’est cette liaison étroite de l’émancipation sociale et de l’émancipation dans la cité que commente Flora Tristan dans le texte qui suit, et qui rencontre des préoccupations dont l’actualité française démontre encore la pertinence.
Nous reprenons le texte édité par les Classiques des Sciences Sociales, auquel nous avons ajouté quelques notes entre crochets, et des intertitres en gras pour faciliter la lecture.
Professeur Gabuzomeu
Flora Tristan (Wikimedia Commons)
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Situation politique et situation économique du prolétariat britannique
Quels que soient encore, dans les îles Britanniques, l’empire du fanatisme et de l’hypocrisie qu’il impose, les croyances religieuses n’ont, cependant qu’une influence secondaire dans la formation des partis. Chacun tient à sa secte comme à la liberté de ses opinions, et ne veut pas être contraint à payer des prêtres auxquels il ne croit point ; mais les haines religieuses s’éteignent, en dépit de tout ce qui se fait pour les aviver, et c’est principalement dans les intérêts matériels qu’il faut rechercher les mobiles des partis.
Il n’est aucun de mes lecteurs qui n’ait entendu parler des whigs [« Libéraux »] et tories [« Conservateurs »], des réformistes et des conservateurs, des radicaux et des chartistes. [Les Radicaux sont une dissidence des Whigs ; ils sont proches des idéaux de la Révolution Française, favorables à la démocratisation des institutions et anti-esclavagistes ; ils finiront par se scinder entre les partisans d’un retour dans le giron des Whigs et les défenseurs du Chartisme]— Il y a guerre intestine entre toutes ces fractions ; mais la grande lutte, celle qui est appelée à transformer l’organisation sociale, c’est la lutte engagée, d’une part, entre les propriétaires et capitalistes qui réunissent tout, richesse, pouvoir politique, et au profit desquels le pays est gouverné, et, d’autre part, les ouvriers des villes et des campagnes qui n’ont rien, ni terres, ni capitaux, ni pouvoirs politiques, qui payent, cependant, les deux tiers des taxes, fournissent les recrues de l’armée et de la flotte, et que les riches affament, selon leur convenance, afin de les faire travailler à meilleur marché.
Les terres des trois royaumes se trouvent réparties entre un très petit nombre de familles, par l’effet de lois féodales qui en régissent la transmission. — Les grandes fermes ont prévalu, les prairies se sont substituées aux terres labourables, et les communaux ont été partagés exclusivement entre les propriétaires. — La conséquence nécessaire de tout ceci a été la misère la plus profonde pour le prolétaire des campagnes ; et, comme l’administration, la police, la justice civile et criminelle, y sont exercées par les propriétaires, il en résulte que le prolétaire n’est descendu rien moins qu’à être l’esclave du propriétaire, esclave plus malheureux que le nègre et le serf, que leurs maîtres ne laissent jamais mourir de faim, et ne font point périr dans les prisons pour avoir tué un lièvre ou une perdrix.
La division du travail portée à l’extrême limite, les mécaniques remplaçant tous les procédés des métiers, la force motrice de la plus haute puissance, qui se trouve toujours à la disposition du capitaliste, sont, en fabrication, trois grandes révolutions qui en amèneront de bien importantes dans l’organisation politique des peuples. — L’industrie isolée disparaît graduellement : il n’est presque plus d’objets à l’usage de l’homme qui ne soient exécutés par des machines dans de grandes manufactures, et le travail qu’elles laissent à faire à l’ouvrier exige si peu d’habileté que le premier venu y est propre.
D’abord, les ouvriers profitèrent de ces progrès industriels ; la perfection de l’ouvrage et le bon marché accrurent le nombre des consommateurs et les salaires augmentèrent ; mais, à la paix, la concurrence continentale commença à se développer, et le manufacturier anglais engagea la lutte contre elles avec les immenses capitaux qu’il avait gagnés : il entassa les marchandises dans ses magasins, dans les factoreries anglaises répandues sur la surface du globe, et, successivement, réduisit les salaires de l’ouvrier.
Dans cet état de choses, l’ouvrier anglais se trouve entièrement à la discrétion du capitaliste manufacturier ; celui-ci peut longtemps fournir aux demandes sans subir la loi de l’ouvrier. — Le bénéfice de la fabrication est ainsi en entier pour le manufacturier, et l’ouvrier n’a que le pain pour ses quatorze heures de travail.
La souveraineté populaire, arme d’émancipation sociale
Les radicaux demandent l’abolition des lois [sur les] céréales ; mais les ouvriers réclament seulement le suffrage universel, parce qu’ils savent très bien que, intervenant dans la confection des lois, ils obtiendraient bientôt l’abolition des droits qui frappent les céréales et toute espèce de provisions, ainsi que la faculté de s’associer pour lutter contre les capitalistes.
L’association la plus formidable qui se soit encore formée dans les trois royaumes est celle des chartistes. Je vois avec peine que, soit par fanatisme religieux, soit pour conserver sa dictature sans partage, O’Connell [leader du nationalisme irlandais, qu’il identifiait à l’émancipation politique des Catholiques] empêche les ouvriers irlandais de fraterniser avec leurs frères d’Angleterre ; cependant la souffrance provient des mêmes causes, l’oppression pèse également sur tous, soit que les prolétaires supportent le joug de l’aristocratie anglaise ou irlandaise, soit qu’ils payent des dîmes aux protégés de l’une ou de l’autre, soit qu’ils tissent des toiles de coton ou de lin ; en un mot, tout homme qui n’est pas compris dans la loi électorale doit être chartiste, car il est jugé sans être entendu, sans avocat pour défendre sa cause.
Cette ligue doit donc être un jour la ligue de vingt millions d’habitants contre tous les privilégiés des trois royaumes. — L’association porte partout ses immenses ramifications : — dans chaque manufacture, fabrique, atelier, il se trouve des ouvriers chartistes ; dans les campagnes, les habitants des chaumières en font partie, et cette sainte alliance du peuple, qui a foi dans son avenir, se cimente et s’accroît tous les jours davantage. Les dépenses sont couvertes au moyen de cotisations mensuelles ; tous les mouvements partent d’un centre, et jamais organisation humaine n’a été aussi forte.
Bien que cette ligue acquière une grande puissance d’action par la régularité de son organisation, sa force est dans l’unité du but. — Tous veulent, sans nulle exception, la suppression des privilèges aristocratiques, religieux ou mercantiles ; tous veulent l’égalité des taxes, des droits civils et politiques ; tous savent que pour atteindre ce but il faut renvoyer une aristocratie tyrannique qui use d’un pouvoir usurpé uniquement dans son intérêt particulier, qu’il faut lui enlever le pouvoir, afin de le remettre à ceux qu’elle opprime, et qui ont pour eux la force et l’intelligence.
Aucune demi-mesure ne saurait satisfaire les chartistes ; ils n’auront jamais confiance en un parti dont l’objet serait de transférer aux boutiquiers les privilèges de l’aristocratie ; car ils ne verraient qu’aggravation d’oppression dans une pareille extension de privilèges. — Les travailleurs, auxquels boutiquiers, banquiers et négociants aussi bien que propriétaires doivent leurs richesses ; les travailleurs, qui ont porté si haut la fortune de l’Angleterre, sont les parias de la société anglaise ; il n’est jamais question d’eux dans le parlement, à moins que ce ne soit pour proposer des lois qui entravent leur liberté ; c’est donc une conviction bien arrêtée chez eux, que toute mesure qui n’aurait pas l’égalité des droits politiques pour base ne saurait être qu’une nouvelle déception.
Sous l’empire du suffrage universel, avouerait-on l’intention de porter le prix du pain jusqu’à affamer les ouvriers ? — existerait-il des prohibitions contre l’importation de presque toute espèce de subsistances ? — les objets que consomme le pauvre seraient-ils trois fois plus imposés que ceux destinés aux riches ? — si tous pouvaient élire leurs représentants, verrait-on une aussi odieuse administration de la justice ? — verrait-on le fils du lord, condamné à des amendes insignifiantes pour outrage envers des femmes ou pour avoir battu des subalternes, au point de mettre leur vie en danger, tandis que le plébéien indigent est puni sans merci pour des fautes légères, et que, hors d’état de fournir caution, il languit en prison pendant que sa famille meurt de faim ? — Les amendes seraient-elles fixées de telle sorte que le minimum fût égal aux salaires que peut gagner un ouvrier dans plusieurs semaines, et le maximum à la moitié de la dépense quotidienne d’un homme riche ? — Existerait-il plus de détenus pour contravention aux lois sur la chasse que pour tous les délits et crimes réunis ? — Mettrait-on des escouades en campagne pour livrer combat à des braconniers et venger la mort de quelques faisans ? — La cour du banc du roi aurait-elle décidé que, dans le cas de clôture ou d’aliénation des communaux, les propriétaires seuls ont droit à une indemnité, et que les pauvres qui ont bâti des chaumières sur ces terrains peuvent, sans compensation, en être chassés, avec la vache et le cochon qu’ils ont élevés ? — Si le peuple, qui alimente le recrutement de la flotte et de l’armée, était représenté dans le parlement, continuerait-on à mener les soldats et matelots à coups de fouet, à vendre les grades de l’armée, à user de violence pour faire entrer le matelot au service de l’État, afin de ne lui payer qu’un salaire inférieur à celui qu’il pourrait gagner, et, pendant les longues années qui s’écoulent entre la presse et l’hôpital de Greenwich, le matelot ne devrait-il jamais espérer de s’élever même au grade de midshipman (aspirant) ?
Le meeting chartiste de Kennington en 1848 (photographie colorisée)
Réactions au programme des Chartistes
A l’aspect des mouvements des classes ouvrières, l’aristocratie a sonné l’alarme et prêté aux masses populaires des intentions spoliatrices. — Les ouvriers veulent arriver au règne de la justice, et doivent, conséquemment, être des spoliateurs pour ceux qu’enrichissent les privilèges : — c’est à ces malveillantes clameurs qu’il faut attribuer les répugnances et les terreurs vraies ou fausses qu’ils inspirent. Les ouvriers qui prennent une part active dans la marche de l’association sont tous l’élite de leur classe ; les chefs sont des hommes instruits, pleins de zèle et d’amour pour leurs semblables. — Les ouvriers ne rêvent ni loi agraire, ni taxes sur les machines, ni minimum des salaires ; — ils pensent qu’ils sont opprimés, et par les droits sur les substances, et par les capitalistes ; — ils ne veulent plus être réduits à subir la loi de ceux qui les emploient ; — ils veulent travailler pour leur propre compte, et que la loi ne s’oppose plus à ce que des ouvriers s’organisent en société ; — ils voudraient, en fabrication, agir comme ces marins italiens et grecs qui naviguent à la part et supplantent ainsi, dans la Méditerranée, la marine marchande des autres nations. […] Les lords de l’industrie ont bien jugé la portée de telles idées, — et ils ont calomnié des ouvriers qui affichent l’intention de se réunir pour leur faire concurrence ; il est cependant d’honorables exceptions. — Plusieurs manufacturiers sont assez éclairés pour sentir que la cause des ouvriers est la leur, et qu’il y aurait même avantage, pour les propriétaires d’usines aussi bien que pour les ouvriers, de former des sociétés en participation.
La pétition nationale est adressée au parlement dans l’intérêt des manufactures, comme dans celui des ouvriers ; — elle réclame le suffrage universel, comme le seul moyen de préserver la nation de l’égoïsme inséparable de toute aristocratie, si étendue qu’elle soit.