Théodore GUDIN, Trait de dévouement du capitaine Desse, de Bordeaux, envers Le Colombus, navire hollandais, 1829

Vivre l’écosocialisme au présent

A propos de ‘Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce’, de Corinne Morel-Darleux (éd. Libertalia, 2019)

Corinne Morel-Darleux est une figure du militantisme écosocialiste en France. Si le terme d’« intellectuel » n’était pas devenu aussi kitsch, ni aussi galvaudé par un usage médiatique incessant à des fins promotionnelles ou auto-promotionnelles, on n’hésiterait pas à la qualifier d’intellectuelle – si l’on veut bien entendre par là une personne cultivant l’exigence du travail des idées, la probité face aux faits et le doute comme méthode et art de vivre, jusqu’à l’inconfort s’il le faut. Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce est à cet égard le témoignage d’un clerc qui ne veut pas trahir. L’autrice refuse d’abdiquer l’exigence à penser le réel, quitte pour cela à changer de chemin et à donner tort aux mots d’ordre. Mais elle refuse aussi cette autre trahison intellectuelle qu’il y aurait à se replier dans un ermitage de complaisance lorsque l’on voit déjà poindre le déluge. Cette dimension personnelle (éthique, serait-on là encore tenté de dire si l’on était sûr que ce terme puisse encore être entendu hors du jargon médiatique et managérial), cette inclusion du doute individuel et de la réserve privée dans une réflexion sur la possibilité même du politique, est une contribution précieuse au cheminement propre du lecteur. Corinne Morel-Darleux évoque Mona Chollet et l’articulation fine de l’intime et du social qu’elle proposait dans Chez Soi, dont la lecture lui procure finalement un sentiment de reconnaissance aux deux sens du terme. Ce double sentiment de reconnaissance, il est difficile de ne pas l’éprouver en retour envers Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce. Car on s’est trop souvent heurté ces derniers mois à un retour de la vision sacrificielle du militantisme et à un appel au pragmatisme qui justifiait parfois la tentation de l’accommodement avec « l’âpre vérité ». En guise de vérité, on sera peut-être surpris de constater que l’essai que nous avons sous les yeux se nourrit autant de fictions (des Racines du Ciel à Asimov) que d’essais, comme le faisait déjà, il y a quelques temps, L’Anthropocène contre l’Histoire d’Andreas Malm. Mais ce qui caractérise le rapport de cet ouvrage à la vérité, c’est bien l’idée de d’exploration, au risque du doute et au prix de tensions et parfois de contradictions qui se révèlent finalement fécondes.

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L’idée centrale, celle autour de laquelle le politique et le personnel s’intriquent, c’est l’impératif révolutionnaire qu’il y aurait à « ne pas parvenir », impératif qu’illustre le voyage du navigateur Bernard Moitessier, qui dévie sa route vers l’Océan Indien au moment où la victoire au premier Golden Globe lui tendait les bras. Certes, cette dénonciation du capitalisme, du consumérisme et de ce qu’on pourrait finalement appeler une civilisation de l’arrivisme rejoint parfois une certaine critique chrétienne de la modernité. Ainsi, plusieurs allusions au « désir mimétique » montrent par exemple que le critique littéraire et philosophe chrétien René Girard n’est pas très loin, qui affirmait que la mécanique du désir était motivée par l’imitation de ce que l’on veut devenir : la volonté d’être se cache derrière la volonté d’avoir, et désirer, c’est vouloir parvenir. Qu’il y ait du vrai là-dedans ne doit pas masquer le sens tout clérical de l’appel à l’ascèse sur lequel débouchait la réflexion de Girard. Pour autant, la critique de la technique et de la civilisation urbaine par Corinne Morel-Darleux n’est jamais longtemps séparée d’une analyse authentiquement anticapitaliste, ni de l’appel à construire des réseaux de solidarité qui anticipent en quelque sorte un « archipel » écosocialiste sur lequel on puisse s’appuyer lorsque viendra le temps des bascules climatiques, démographiques et alimentaires. On est donc bien loin du survivalisme individualiste et expiatoire promu par des figures réactionnaires comme Pierre Rabhi, et si l’on veut mentionner une figure girondine du combat pour l’écologie, c’est d’abord à Bernard Charbonneau que l’on a pensé en lisant ce livre, avant que la figure d’Elisée Reclus ne surgisse au détour des pages. Et de fait, l’inspiration anarchiste ou libertaire de l’ouvrage de Corinne Morel-Darleux est claire – à bien des égards, Plutôt couler en beauté est une interrogation sur la possibilité de l’écosocialisme sans l’État, voire contre l’État, non pas forcément en partant d’une perspective anarchiste mais plutôt en y arrivant, en y voyant une perspective restée entrouverte une fois celle de la conquête du pouvoir par les urnes congédiée.

« Ne pas parvenir », « plutôt couler en beauté » : ces deux mots d’ordre illustrent finalement assez bien le principal écueil à éviter dans cette navigation, celui du nihilisme de la belle âme soucieuse de sa pureté individuelle. L’idée serait plutôt qu’il faut parvenir collectivement à pouvoir ne plus parvenir, et pour cela, il faut rouvrir les conditions de possibilité d’un choix, à l’échelle politique et personnelle.

Mais « ne pas parvenir », c’est-à-dire sortir de la spirale de l’appropriation, c’est aussi cesser de trafiquer le rapport au temps et réaffirmer ce que Corinne Morel-Darleux appelle « la dignité du présent ». Cette « dignité du présent » passe notamment par une organisation ici et maintenant, et donc par un militantisme proprement politique qui ne soit pas pour autant prioritairement électoral. De fait, la question de l’ « effondrement », qui anime son essai, remet en cause la temporalité du politique, qu’il s’agisse de l’attente des lendemains qui chantent ou de la bataille idéologique de long terme : dans les deux cas, la consécration, le moment où l’on parvient, risque fort d’arriver trop tard. C’est probablement là qu’est la leçon la plus immédiatement politique de l’ouvrage, et la plus en phase avec un ensemble de demandes ou d’attentes dont on perçoit l’écho sur plusieurs fronts : la demande de voir réaffirmer la possibilité concrète d’un « déjà-là », pour reprendre le terme de Bernard Friot qui parlait de la Sécurité Sociale comme « déjà-là communiste » dans le capitalisme français. Les remarques de Friot sur le « déjà-là communiste », quoi qu’on pense par ailleurs de son programme, résument finalement assez bien la différence radicale entre la construction d’un déjà-là irréductible et celle, soluble dans le capitalisme fossile et l’oligarchie, du « petit pas » voire du « petit geste » : cette seconde perspective est foncièrement celle d’un investissement, d’un pari sur une gratification à avenir : on parie sur une récompense future (dans ce monde-ci ou dans un arrière-monde fantasmé) et/ou sur la reconnaissance qu’on entend s’attribuer à soi-même en toute bonne conscience. Escapisme et narcissisme main dans la main, ne retrouve-t-on pas là les deux tenants individuels de la « volonté de parvenir » ? Le « refus de parvenir » serait donc, au contraire, la construction collective ici et maintenant d’un contre-modèle pérenne, qui maintient et renforce la possibilité d’une inflexion générale : déjà-là de l’exercice direct de la liberté politique, déjà-là du socialisme, déjà-là de la décroissance.

S’il faut retenir une chose de cet essai sur l’articulation du « ne pas parvenir » et de la « dignité du présent », c’est donc cet impératif à construire collectivement un contre-modèle déjà existant et déjà présent qui soit lui-même la négation de ce qui le nie, et le point d’appui présent d’un autre avenir. Car sur le seuil où nous sommes, si cet avenir n’existe pas déjà au présent, il ne saurait exister au futur.

Professeur Gabuzomeu

(Illustration: Th. Gudin, Trait de dévouement du capitaine Desse, de Bordeaux, envers Le Colombus, navire hollandais, 1829, visible au Musée des Beaux-Arts de Bordeaux)

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