Le 12 avril, la région Nouvelle-Aquitaine examinait son projet de convention sur les transports ferroviaires pour les cinq ans à venir. Ce jour-là, les cheminots de Nouvelle-Aquitaine étaient appelés à la grève et à la mobilisation contre le texte. Penchons-nous y…
Cette convention est d’abord un exercice de style : il s’agit, sous des tombereaux de déclarations de bonnes intentions sur le service public de proximité et l’intérêt des usagers, de démanteler le service public unifié du rail régional. Cette politique est celle du gouvernement Macron/Philippe, mais sa mise en œuvre incombe aux régions, et la Nouvelle-Aquitaine rejoint les bons élèves de la réforme, avec le Grand Est notamment (l’ouverture à la concurrence vient d’y être votée par le Conseil Régional à majorité LR). Alain Rousset, élu local sans discontinuer depuis 31 ans, maire pendant 12 ans, vice-président puis président de la communauté urbaine de Bordeaux pendant 18 ans, président de région depuis 21 ans mais jamais ministre, n’a jamais caché que pour lui, en tant que grand baron local soucieux des prérogatives des présidents de collectivités territoriales et peu ou prou allergique au pilotage national de l’aménagement du territoire, la délégation de service public était souvent préférable à la coopération avec une entreprise publique nationale. Et de fait, l’allotissement du réseau TER et la mise en place d’un chantage à l’ouverture à la concurrence des petites lignes est bien l’une des pièces maîtresses du dispositif qu’il a conçu avec son vice-président Renaud Lagrave, en pouvait compter sur l’aimable participation de la présidente EELV de la commission transports du Conseil Régional. Bien sûr, comme l’ont chanté en choeur les trois responsables de cette convention lors du débat, la région fera tout pour ne pas devoir ouvrir le rail à la concurrence – c’est-à-dire que c’est à la SNCF à s’adapter aux dotations en baisse et aux injonctions contradictoires des élus, a fortiori en pleine période de pré-campagne municipale, où le PS et EELV ne manqueront pas de multiplier les promesses de maintien des petites gares, la main sur le coeur. En vérité, en adoptant un projet de division du réseau en lots ouverts à la concurrence, la majorité PS-EELV s’apprête à avaliser un retour à la SNCF d’avant 1937. On connaît le numéro : quand on veut briser un service public, on lui assigne des missions hors de portée des moyens qu’on lui octroie avant d’écraser une larme de crocodile au moment de signer la délégation de service public. Et quand bien même cette délégation ne serait finalement jamais signée, ce serait au prix d’un changement de nature de l’opérateur, dorénavant assujetti aux contraintes managériales et décisionnelles des hobereaux locaux, et engagé dans la voie du dumping permanent pour ne pas perdre le marché. L’opérateur public, même s’il n’est pas privatisé, devient alors une entreprise capitaliste comme les autres, et les frontières entre l’État et le marché tombent, de préférence au son des violons de la décentralisation. Le fait que la convention prévoie des pénalités financières à l’encontre de la SNCF si le service n’est pas rendu y compris quand c’est pour fait de grève en dit long sur la volonté de revanche des hobereaux locaux envers un opérateur qui symbolise aussi la résistance du salariat français à l’assujettissement au marché. Alain Rousset fait en Nouvelle-Aquitaine ce que son meilleur ennemi Juppé voulait faire pour la France : briser une culture syndicale et politique qui constitue un des plus grands obstacles au déchaînement du marché sur le service public.
La réponse ne s’est pas faite attendre…
C’est à l’intérieur cette stratégie de pourrissement de la SNCF par l’intérieur que prend sens la revendication maniaque d’une réduction des coûts, revendication qui se manifeste aussi par la diminution du nombre d’agents à bord, avec le déploiement de brigades de contrôles ponctuels à la place des contrôleurs affectés au train sur certaines lignes, mais aussi bien sûr avec les fermetures de gares et les réductions des horaires d’ouverture, à Agen comme à Pau, à Périgueux comme à Orthez. La convention TER acte une baisse considérable des dotations publiques : 38 millions d’euros en moins, concentrés aux deux tiers sur la période après les prochaines élections régionales. La question n’est même pas de savoir si Alain Rousset et sa majorité sont conscients d’être en train de saboter l’outil de transport de la région et de la Nation, ou s’ils pensent de bonne foi agir « en bons pères de famille », comme disent certains à droite. Ici comme ailleurs, l’aval commande l’amont, et ce ne sont pas les intentions des serviteurs ahuris du capital qui comptent, mais le résultat prévisible de leurs actions, et ensuite leurs conséquences ultérieures inéluctables. Dès aujourd’hui, sur de nombreuses portions de voies, y compris celles refaites récemment par des prestataires extérieurs privés, le mauvais état du réseau fait que les trains ne roulent plus qu’à 40 km/h pour des raisons de sécurité. Or toute limitation de vitesse en-dessous de ce seuil entraînerait la fermeture de la ligne : beaucoup de petites lignes, notamment en Poitou-Charentes, sont donc menacées à l’heure où l’impératif écologique voudrait au contraire que le rail soit toujours mieux défendu.
Cette politique acquiert une cohérence globale si on la replace au sein de deux grands ordres d’idées qui non seulement ne s’excluent pas, mais pourraient même se renforcer : l’ordre géographique de la concurrence des territoires, et l’ordre idéologico-économique de la propagation des logiques de marché, et du domaine où le capital fait la loi.
L’ordre géographique, d’abord : ces coupes budgétaires dans le rail ne sont pas uniformément réparties. On le voit bien si on élargit la perspective aux autres dossiers ferroviaires actuellement sur la table en Gironde et au sein du Conseil Régional. Rappelons par exemple que 1km de rails coûte 1 million d’euros, tout comme 1km de caténaires. Par comparaison, 1 km de tram à Bordeaux coûte 24 millions d’euros, mais trouve toujours à être financé… À nouveau, c’est aussi l’obsession métropolitaine qui anime cette politique de transports austéritaire et inégalitaire. Mais surtout, le contraste est grand entre d’une part le sous-financement des petites lignes (mais il est vrai qu’Alain Rousset, de ses propres dires en séance, « n’aime pas ce mot », sans doute parce qu’il renvoie un peu trop à la réalité, y compris sentimentale, des usagers), et d’autre part les centaines de millions d’euros que la métropole bordelaise et la région sont prêtes à investir pour le « RER métropolitain ». À nouveau, nul ne nie que ce RER puisse être une bonne idée, mais les plans actuels risquent fort d’aboutir à l’annexion de la frange métropolitaine des petites lignes girondines, les portions rurales et périurbaines étant alors réduites à péricliter dans l’indifférence des pouvoirs publics. Il est vrai qu’Alain Rousset a déjà un bilan en la matière, puisqu’il est le père du « triangle des échoppes », un projet d’infrastructure visant à faire de Pessac, la ville dont il fut maire, un point nodal du transport ferroviaire en Gironde. Sur le papier, un système de connexion entre petites lignes hors de Bordeaux aurait eu son utilité, en permettant en particulier de développer les liaisons transversales, de redynamiser les gares des communes limitrophes de Bordeaux (notamment la Médoquine, fermée avec l’assentiment d’Alain Rousset), de connecter le TER et le tram, et d’assurer une desserte directe du campus de Pessac-Talence pour les jeunes du Médoc et du Nord de la métropole sans avoir à passer par la gare Saint-Jean. Bref, un RER urbain avant la lettre. Ce ne sont pas les choix d’aiguillage qui ont été faits, et aujourd’hui le triangle est sous-exploité, engloutit l’argent des contribuables et complique le plan de circulation de la ligne du Médoc, contribuant à sa déréliction. Chapeau ! Voilà l’exemple même d’un plan d’aménagement pensé pour la concurrence des territoires et qui ne satisfait personne, là où un minimum de réflexion guidée par l’intérêt général aurait permis une amélioration substantielle de la qualité de vie de toutes et tous. Aujourd’hui, avec cette convention TER, c’est au même type de calculs absurdes que l’on assiste.
L’ordre capitalistique, ensuite. Il faut prendre au sérieux la comparaison avec les délégations de service public à Bordeaux, faite par Alain Rousset lui-même en séance, à l’avantage explicite des délégataires privés présentés comme les meilleurs gestionnaires, plus transparents et plus efficaces que les opérateurs publics. Les délégations de service public sont un régime de concurrence très encadré et qui obéit assez strictement au principe « privatisation des profits, socialisation des pertes » (en cela, les délégations sont assez comparables, par leurs finalités du moins, aux partenariats public-privé). Les délégataires acceptent volontiers les services déficitaires, dès lors que la collectivité leur promet des indemnisations garantissant la rentabilité finale de l’opération – or ce problème ne se pose pas pour un opérateur public qui n’a pas à être rentable, du moins tant qu’il n’est pas pourri de l’intérieur. Les économies promises sont dérisoires, si ce n’est même illusoires. L’austérité n’est pas qu’une affaire d’économies de bouts de chandelle, c’est d’abord un poison pour gangrener la logique de service public et faire basculer la gestion publique sur le mode du projet concurrentiel.
Le sabotage s’étend au-delà de l’entretien du réseau. Ainsi, le déploiement de la nouvelle politique tarifaire de la SNCF va représenter une hausse importante du prix des billets, avec la fin du prix guichet pour les billets achetés directement à bord, au prétexte d’un passage à la réservation en ligne. Quand on sait que les horaires d’ouvertures des gares se réduisent, et que de nombreuses petites gares sont menacées, cette politique de tarification à bord relève du racket. Ce n’est pas une fatalité ! En effet, il est du ressort de la région d’empêcher l’application de cette « double peine » pour les usagers TER dont les gares sont de plus en plus souvent fermées. C’est le choix qu’ont fait plusieurs régions, avec des exécutifs de la même couleur qu’en Nouvelle-Aquitaine (Occitanie notamment), mais pas seulement, puisque même le très libéral et très réactionnaire Laurent Wauquiez a décidé de maintenir le tarif guichet dans les TER d’Auvergne-Rhône-Alpes. Le PS néo-aquitain se retrouve donc à la droite de Laurent Wauquiez ! Mais de quoi les manants des campagnes se plaignent-ils ? Ils verront passer une fois par semaine une estafette de la SNCF pour leur vendre des billets pendant une heure sur la place du marché, ça suffira bien…
Alors, qui doit dérailler? Le Conseil Régional ou le rail public?
Jean-Louis Bothurel
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